Article du Nouvel Obs - Plus
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1186657-jeune-diplome-j-ai-realise-a-l-etranger-que-le-marche-du-travail-francais-est-grippe.html
Jeune diplômé, j'ai réalisé à l'étranger que le marché du travail français est grippé
LE PLUS. François Hollande avait fait de la jeunesse et de l'emploi ses priorités lors de la présidentielle de 2012. Alors que l'expatriation des jeunes diplômés est au cœur du débat, notre modèle doit-il changer ? Sans aucun doute pour Pierre, jeune ingénieur désabusé par la situation de l'emploi en France, qui témoigne sur le Plus.
Les ingénieurs spécialisés dans les nouvelles technologies ont aussi du mal à s'insérer sur le marché de l'emploi (JS Evrard/SIPA)
Je souhaite déposer un témoignage sur ce site car je le consulte depuis un certain temps déjà, et j'imagine que mon cas pourrait mettre en lumière (encore un peu plus) la non-attractivité économico-industrielle de notre chère nation, et pourrait contribuer à expliquer la déprime ambiante chez la jeunesse française, dont je fais partie.
Le marché de l'emploi déprime la jeunesse
Toute personne lisant la presse régulièrement fera le même constat : la morosité fait des ravages chez les jeunes Français.
Les médias répètent à tue-tête que les entreprises ne recrutent pas de jeunes sans diplôme, montent une flopée de reportages sur ces jeunes diplômés ayant reçus une excellente formation dans les écoles ou universités françaises, capables d'innover, et qui pourtant partent créer de la richesse à l'étranger.
Reportage du 20H de France 2 du 14/11/2012, "Mon emploi au Canada"
Ils voient juste, car c'est une réalité.
Les grands groupes français n'embauchent pas, et c'est l'effet direct de la crise de 2008 qui se fait encore ressentir aujourd'hui en 2014 pour différentes raisons qui me dépassent.
Ce que je comprends en revanche, c'est que ces entreprises se retrouvent dans des situations financières délicates, et réfléchissent à deux fois avant de se lancer dans quoi que ce soit qui pourrait représenter un risque et ainsi contribuer à glisser un peu plus sur la planche à savon.
Elles ne stoppent pas pour autant leurs projets en cours, et licencient du personnel pour réduire leur charge salariale.
Les sociétés de prestation exploitent les jeunes diplômés
Comme toute activité est variable dans le temps, il est d'usage d'avoir recours à des ressources humaines extérieures (intérim, prestation, etc...) en cas de pic ponctuel. Et si on prend en compte la frilosité de ces entreprises sur le moyen terme, incapables qu'elles sont de pressentir l'évolution de leur activité, et l'impact de leurs choix stratégiques sur les marchés qu'elles visent, elles ont tendance à abuser de ces forces vives venues d'ailleurs plutôt que de prendre le risque d'embaucher.
Les sociétés de prestation de services aux entreprises se frottent donc les mains, le marché leur est grand ouvert.
Le principe de ces sociétés ? Embaucher du jeune ingénieur pas cher, à peine sorti de son carcan estudiantin, et le refourguer à leur client en survendant légèrement ses capacités pour décrocher le contrat.
Et pour la suite, c'est à la bonne franquette qu'est admis le jeune malheureux, qui va se retrouver en première ligne, et va rapidement commencer à se sentir comme un lapin pris dans les phares d'une voiture.
Mais ça, il ne le sait pas encore.
Mon parcours aurait dû m'ouvrir des portes
Vous l'aurez compris, j'ai intégré une de ces sociétés.
J'ai traversé un parcours classique pour en arriver là : diplômé d'une école d'ingénieur qui a obtenu en sus un Master Recherche pour avoir la possibilité de poursuivre vers une thèse. Un double diplôme qu'il est classique d'obtenir dans ces écoles, signe d’un attrait réel pour l’innovation.
Voilà donc un profil qui, associé à divers stages à l'étranger dans l'innovation pure, pourrait être attrayant à différents points de vue.
Que nenni. Les pontes de l'industrie française se refusent à moi et ce n'est pas faute d'avoir insisté, mais que voulez-vous, "il y a du monde sur le marché de l'emploi et vous êtes tellement, mais tellement jeune. C'est extrêmement risqué, vous comprenez. Il va falloir vous former, c'est coûteux en temps et financièrement", m'a-ton dit lors d'un entretien d'embauche encore récemment.
Oui récemment, car en bon lapin, je fui le chasseur.
Pour mon manager, je suis un pion
Certains pourraient me rappeler que j'ai tout de même un travail. Si seulement ce pouvait être aussi simple.
Ce serait oublier mon manager, qui lui, n'a pas les mêmes préoccupations. Il n'a que faire des capacités de ses "consultants" – terme qui revient en général à des vieux loups de mer qui en ont vu, pas à des jeunes chiots à peine sevrés.
Mon employeur nous voit plutôt comme des cerveaux sur patte interchangeables, dociles et calibrés. Nous pourrions être anonymes et numérotés, qu’on serait encore plus simples à gérer. Il y a bien des rendez-vous ponctuels pour évaluer nos compétences et accessoirement nous sonder sur nos ambitions futures, mais pensez-vous, la conjoncture, tout ça, ce n'est pas de leur faute.
Me voilà donc depuis deux ans et demi maintenant, en mission dans une entreprise qui n’a strictement rien à voir avec mes ambitions, placé là par mon manager au hasard des contrats dont il a la charge. Pour vous, je vais reprendre l'histoire au début :
Lui : Tiens Pierre, j'ai Machin qui cherche quelqu'un pour faire des câblages dans leurs bidule-électrique-j'y-connais-rien. T'as fait de l'électronique toi, non ?
Moi : Euh... oui. Mais dans un contexte assez différent, dans les radars militaires, si tu as bien lu mon dossier.
Lui, circonspect : Oui je l'ai bien lu. Je te mets dessus ? C’est une mission de 6 mois reconductible.
Moi : Ben euh... T'as pas autre chose, du genre, dans les nouvelles technologies ?
Lui, en mode automatique : Tu sais, j'ai bien conscience que bla bla bla mais il y a la conjoncture.
L'éternel motif de refus : la conjoncture
Depuis 2008, ce mot "conjoncture" est à l'origine de trop nombreuses désillusions chez la jeunesse française.
D'un côté, pour ceux qui la subissent à travers l'absence de travail, et pour d'autres pour qui le "travail" se résume à un immense gâchis, tant il ne ressemble pas ce à quoi ils se sont préparés pendant toutes ces années passées à étudier.
J’ai tout de même accepté ce travail faute de mieux, en me disant que de toute façon ça ne durerait pas, qu’à force de persévérer je trouverai bien autre chose de plus sérieux. Je démissionnerai et j’intégrerai cette entreprise qui me fera confiance, et qui me fera grandir.
Le temps passe, et… passe.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette situation absurde. Certains pourraient croire que je vis dans un monde fantasmé, que cette situation ne reflète finalement que le quotidien de beaucoup de jeunes gens. Et bien ces gens se trompent. Ils ont baissé les bras et se sont résignés à admettre qu’après tout, ce doit être ça la vie professionnelle, une succession de désillusions.
J'ai vu à l'étranger qu'un autre système est possible
Le fait d’être parti à l’étranger m’a ouvert les yeux sur notre rapport au travail en France.
Notre modèle est grippé, il n’y a pas de confiance. Juste une évaluation froide et sordide des risques, qui bloque tout esprit d’initiative des deux bords.
Je ne sais pas ce qui pourrait être entrepris pour faire bouger les choses, mais on peut espérer autre chose.
J’ai rencontré, lors de mes deux stages aux États-Unis et au Canada des expatriés français tout heureux qu’ils étaient d’avoir trouvé un job intéressant, d’avoir une vraie relation de confiance avec leur employeur. On entrevoyait très clairement un climat industriel différent, et je n’étais pas en Californie.
Le problème est autant sociétal que politique
Est-il impossible de développer ça en France ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Peut-être que l’origine du problème réside dans la mentalité de notre société, et pas nécessairement dans les choix de nos responsables politiques.
Comme un certain Lionel Jospin l’a si bien dit à l’époque où il était encore aux affaires : "L’État ne peut pas tout". J’en suis convaincu. Si on veut que ça bouge, il faut une prise de conscience collective.
L'expatriation devient un peu plus chaque jour un Graal
En définitive, la majorité des jeunes sortis du système avec des diplômes, qui veulent commencer à bâtir quelque chose, sont déterminés, motivés. J’en fais partie. Et il y a ce job imaginé pendant toutes ces années, auquel nous nous sommes tous préparés, avec douleur parfois, que nous savons accessible dans cet ailleurs, et vécu par certains camarades de promo expatriés, loin de notre économie française sans croissance et sans investissement.
Le temps passant, bien que jusqu’alors je mettais un point d’honneur à rester ici près des miens, je me surprends à y penser de plus en plus. Ce qui n'était au départ qu'une option vague et lointaine se transforme en Graal, ne serait-ce que pour trouver une sortie à cette situation absurde. Et avancer, enfin.
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1186657-jeune-diplome-j-ai-realise-a-l-etranger-que-le-marche-du-travail-francais-est-grippe.html
Jeune diplômé, j'ai réalisé à l'étranger que le marché du travail français est grippé
LE PLUS. François Hollande avait fait de la jeunesse et de l'emploi ses priorités lors de la présidentielle de 2012. Alors que l'expatriation des jeunes diplômés est au cœur du débat, notre modèle doit-il changer ? Sans aucun doute pour Pierre, jeune ingénieur désabusé par la situation de l'emploi en France, qui témoigne sur le Plus.
Les ingénieurs spécialisés dans les nouvelles technologies ont aussi du mal à s'insérer sur le marché de l'emploi (JS Evrard/SIPA)
Je souhaite déposer un témoignage sur ce site car je le consulte depuis un certain temps déjà, et j'imagine que mon cas pourrait mettre en lumière (encore un peu plus) la non-attractivité économico-industrielle de notre chère nation, et pourrait contribuer à expliquer la déprime ambiante chez la jeunesse française, dont je fais partie.
Le marché de l'emploi déprime la jeunesse
Toute personne lisant la presse régulièrement fera le même constat : la morosité fait des ravages chez les jeunes Français.
Les médias répètent à tue-tête que les entreprises ne recrutent pas de jeunes sans diplôme, montent une flopée de reportages sur ces jeunes diplômés ayant reçus une excellente formation dans les écoles ou universités françaises, capables d'innover, et qui pourtant partent créer de la richesse à l'étranger.
Reportage du 20H de France 2 du 14/11/2012, "Mon emploi au Canada"
Ils voient juste, car c'est une réalité.
Les grands groupes français n'embauchent pas, et c'est l'effet direct de la crise de 2008 qui se fait encore ressentir aujourd'hui en 2014 pour différentes raisons qui me dépassent.
Ce que je comprends en revanche, c'est que ces entreprises se retrouvent dans des situations financières délicates, et réfléchissent à deux fois avant de se lancer dans quoi que ce soit qui pourrait représenter un risque et ainsi contribuer à glisser un peu plus sur la planche à savon.
Elles ne stoppent pas pour autant leurs projets en cours, et licencient du personnel pour réduire leur charge salariale.
Les sociétés de prestation exploitent les jeunes diplômés
Comme toute activité est variable dans le temps, il est d'usage d'avoir recours à des ressources humaines extérieures (intérim, prestation, etc...) en cas de pic ponctuel. Et si on prend en compte la frilosité de ces entreprises sur le moyen terme, incapables qu'elles sont de pressentir l'évolution de leur activité, et l'impact de leurs choix stratégiques sur les marchés qu'elles visent, elles ont tendance à abuser de ces forces vives venues d'ailleurs plutôt que de prendre le risque d'embaucher.
Les sociétés de prestation de services aux entreprises se frottent donc les mains, le marché leur est grand ouvert.
Le principe de ces sociétés ? Embaucher du jeune ingénieur pas cher, à peine sorti de son carcan estudiantin, et le refourguer à leur client en survendant légèrement ses capacités pour décrocher le contrat.
Et pour la suite, c'est à la bonne franquette qu'est admis le jeune malheureux, qui va se retrouver en première ligne, et va rapidement commencer à se sentir comme un lapin pris dans les phares d'une voiture.
Mais ça, il ne le sait pas encore.
Mon parcours aurait dû m'ouvrir des portes
Vous l'aurez compris, j'ai intégré une de ces sociétés.
J'ai traversé un parcours classique pour en arriver là : diplômé d'une école d'ingénieur qui a obtenu en sus un Master Recherche pour avoir la possibilité de poursuivre vers une thèse. Un double diplôme qu'il est classique d'obtenir dans ces écoles, signe d’un attrait réel pour l’innovation.
Voilà donc un profil qui, associé à divers stages à l'étranger dans l'innovation pure, pourrait être attrayant à différents points de vue.
Que nenni. Les pontes de l'industrie française se refusent à moi et ce n'est pas faute d'avoir insisté, mais que voulez-vous, "il y a du monde sur le marché de l'emploi et vous êtes tellement, mais tellement jeune. C'est extrêmement risqué, vous comprenez. Il va falloir vous former, c'est coûteux en temps et financièrement", m'a-ton dit lors d'un entretien d'embauche encore récemment.
Oui récemment, car en bon lapin, je fui le chasseur.
Pour mon manager, je suis un pion
Certains pourraient me rappeler que j'ai tout de même un travail. Si seulement ce pouvait être aussi simple.
Ce serait oublier mon manager, qui lui, n'a pas les mêmes préoccupations. Il n'a que faire des capacités de ses "consultants" – terme qui revient en général à des vieux loups de mer qui en ont vu, pas à des jeunes chiots à peine sevrés.
Mon employeur nous voit plutôt comme des cerveaux sur patte interchangeables, dociles et calibrés. Nous pourrions être anonymes et numérotés, qu’on serait encore plus simples à gérer. Il y a bien des rendez-vous ponctuels pour évaluer nos compétences et accessoirement nous sonder sur nos ambitions futures, mais pensez-vous, la conjoncture, tout ça, ce n'est pas de leur faute.
Me voilà donc depuis deux ans et demi maintenant, en mission dans une entreprise qui n’a strictement rien à voir avec mes ambitions, placé là par mon manager au hasard des contrats dont il a la charge. Pour vous, je vais reprendre l'histoire au début :
Lui : Tiens Pierre, j'ai Machin qui cherche quelqu'un pour faire des câblages dans leurs bidule-électrique-j'y-connais-rien. T'as fait de l'électronique toi, non ?
Moi : Euh... oui. Mais dans un contexte assez différent, dans les radars militaires, si tu as bien lu mon dossier.
Lui, circonspect : Oui je l'ai bien lu. Je te mets dessus ? C’est une mission de 6 mois reconductible.
Moi : Ben euh... T'as pas autre chose, du genre, dans les nouvelles technologies ?
Lui, en mode automatique : Tu sais, j'ai bien conscience que bla bla bla mais il y a la conjoncture.
L'éternel motif de refus : la conjoncture
Depuis 2008, ce mot "conjoncture" est à l'origine de trop nombreuses désillusions chez la jeunesse française.
D'un côté, pour ceux qui la subissent à travers l'absence de travail, et pour d'autres pour qui le "travail" se résume à un immense gâchis, tant il ne ressemble pas ce à quoi ils se sont préparés pendant toutes ces années passées à étudier.
J’ai tout de même accepté ce travail faute de mieux, en me disant que de toute façon ça ne durerait pas, qu’à force de persévérer je trouverai bien autre chose de plus sérieux. Je démissionnerai et j’intégrerai cette entreprise qui me fera confiance, et qui me fera grandir.
Le temps passe, et… passe.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette situation absurde. Certains pourraient croire que je vis dans un monde fantasmé, que cette situation ne reflète finalement que le quotidien de beaucoup de jeunes gens. Et bien ces gens se trompent. Ils ont baissé les bras et se sont résignés à admettre qu’après tout, ce doit être ça la vie professionnelle, une succession de désillusions.
J'ai vu à l'étranger qu'un autre système est possible
Le fait d’être parti à l’étranger m’a ouvert les yeux sur notre rapport au travail en France.
Notre modèle est grippé, il n’y a pas de confiance. Juste une évaluation froide et sordide des risques, qui bloque tout esprit d’initiative des deux bords.
Je ne sais pas ce qui pourrait être entrepris pour faire bouger les choses, mais on peut espérer autre chose.
J’ai rencontré, lors de mes deux stages aux États-Unis et au Canada des expatriés français tout heureux qu’ils étaient d’avoir trouvé un job intéressant, d’avoir une vraie relation de confiance avec leur employeur. On entrevoyait très clairement un climat industriel différent, et je n’étais pas en Californie.
Le problème est autant sociétal que politique
Est-il impossible de développer ça en France ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Peut-être que l’origine du problème réside dans la mentalité de notre société, et pas nécessairement dans les choix de nos responsables politiques.
Comme un certain Lionel Jospin l’a si bien dit à l’époque où il était encore aux affaires : "L’État ne peut pas tout". J’en suis convaincu. Si on veut que ça bouge, il faut une prise de conscience collective.
L'expatriation devient un peu plus chaque jour un Graal
En définitive, la majorité des jeunes sortis du système avec des diplômes, qui veulent commencer à bâtir quelque chose, sont déterminés, motivés. J’en fais partie. Et il y a ce job imaginé pendant toutes ces années, auquel nous nous sommes tous préparés, avec douleur parfois, que nous savons accessible dans cet ailleurs, et vécu par certains camarades de promo expatriés, loin de notre économie française sans croissance et sans investissement.
Le temps passant, bien que jusqu’alors je mettais un point d’honneur à rester ici près des miens, je me surprends à y penser de plus en plus. Ce qui n'était au départ qu'une option vague et lointaine se transforme en Graal, ne serait-ce que pour trouver une sortie à cette situation absurde. Et avancer, enfin.